mercredi 6 février 2013

Bibliothécaire en DJ, oui! Mais avec quelle musique?


Le bibliothécaire comme DJ, c'est la proposition (ou la question!) de Martin Lessard à propos du rôle des professionnels des lieux culturels centraux que sont les bibliothèques.  Dans le cadre des débats entourant le  livre numérique, sa réflexion a le premier avantage de nous emmener un peu plus haut et plus loin que la question des formats, des modèles d'affaires, des plate-formes de diffusion et des droits d'auteur. Les bibliothèques sont avant tout des lieux culturels dont la vie est plus longue que les informations en real time. Tout le monde le sait, mais il est bon de le rappeler de temps en temps.

Comme le dit Martin Lessard, son texte veut ouvrir des pistes de réflexion. Voilà qui est réussi. Une bonne piste, c'est fait pour aller ailleurs, ça fait réfléchir et fonctionner les neurones.  J'en emprunterai une que je considère essentielle dans le cadre des réflexions sur l'évolution des bibliothèques et sur le rôle des bibliothécaires: la neutralité. Un des fondements de ces dernières, de leurs principes historiques - sans lesquels elles ne peuvent pas remplir adéquatement leur mission sociale et politique-, c'est leur neutralité idéologique. Acquise parfois après de longues luttes, cette neutralité exige des bibliothèques qu'elles conservent les documents produits par une société et les rendent accessibles à la consultation, sans censure ni Enfer pour les obscénités, sans filtre contre le mauvais goût ni les bêtises, et même sans exclusion de la littérature haineuse et des discours extrêmes, réactionnaires, anti-scientifiques.

Dans une bonne bibliothèque, on doit trouver la bonne musique autant que la musique "plate". Mais comment définir ce qu'est de la bonne ou de la mauvaise musique? Les bibliothécaires laissent les auditeurs en décider.  Leur position démocratique dans la diffusion de la connaissance est là: constituer des collections représentatives de la vie sociale, artistique, intellectuelle, avec ses chefs-d'oeuvres et ses niaiseries, ses beautés et ses quétaineries, ses vérités, ses faussetés et ses mensonges. Il a fallu un très long combat avant que les bibliothèques cessent de porter des jugements sur le contenu de ce qu'elles conservaient. Cette "neutralité" me semble être leur plus importante contribution démocratique.

Dans le contexte numérique, il m'apparaît que cette neutralité essentielle est "menacée" (par le droit et l'économie aussi) mais, surtout, quelque peu oubliée. C'est en suivant cette piste de la neutralité que je me retrouverai tantôt sur la scène avec les bibliothécaires DJ de Martin, mais avec une équipe composée un peu différemment de la sienne...

La réédition de pamphlets antisémites de Louis-Ferdinand Céline par les Éditions Huit (Québec, 2012) peut et doit soulever des débats. Ce n'est pas un acte éditorial neutre, loin de là. Dans une telle situation, le rôle des bibliothécaires est de se taire. Comme citoyens, ils ne participent pas au débat dans le cadre de leur profession. Une fois le livre édité, la bibliothèque le conserve et le rendre disponible, sans en faire la promotion, sans l'inclure dans un remix de la littérature raciste non plus. Voici un autre exemple, plus cool. Devenu DJ en résidence, si un bibliothécaire se mettait à publier son Billboard, sa Curation numérique ou son Best of du rock, il risquerait de se retrouver attaqué par les partisans des Beatles et ceux des Rolling Stones! Pas sûr que la direction apprécierait devoir répéter, une fois de plus, que: "les choix et listes de recommandations de nos bibliothécaires ne représentent en aucun cas les préférences de la Bibliothèque..."

La bibliothèque n'est pas un tribunal d'arbitrage de la culture, des idées et de la morale. Le bibliothécaire n'est ni le procureur de la poursuite ni l'avocat de la défense: il fournit la documentation aux deux parties. Il se tient loin de tout procès, et surtout des procès d'intention qui pourraient l'accuser de ceci, de cela.

Deux exemples ne forment pas un échantillon bien convaincant, mais il me semble que transformer les bibliothécaires en DJ les ferait sortir de leur neutralité. Ils quitteraient le silence nécessaire à l'exercice de leur tâche consistant à conserver-décrire la documentation humaine d'une manière rigoureusement "neutre".

Mais!

Oui, oui, oui!  La bibliothèque doit être remixée, objet de multiples re-classements, de pratiques inédites de "curation", cela ne fait aucun doute. Mais par qui? Qui peuvent être les DJ de ces nouvelles pratiques bibliothéconomiques? Les bibliothécaires ou les citoyens?

Le rôle des bibliothécaires, à mes yeux, est de donner les moyens aux citoyens, aux éditeurs, aux professeurs, aux auteurs, aux créateurs, aux lecteurs et lectrices, aux enfants et aux adultes de venir jouer dans les collections collectives, mises en commun, pour les re-programmer, les re-diffuser.

Un DJ est un éditeur-diffuseur de contenus. Si les bibliothécaires deviennent comme eux, ils deviendront eux aussi des éditeurs et leur production va, nécessairement, entrer alors dans le champ de la critique. Or, à mes yeux, ils ne doivent pas s'aventurer dans cette sphère de la vie sociale. La bibliothèque nourrit l'esprit critique, les bibliothécaires rendent la critique possible, mais ils n'ent sont pas les producteurs. 

Pour rendre possible le remixage social de la bibliothèque, la contribution des bibliothécaires est pourtant essentielle. Comment? Par la création des "informations sur les informations" contenues dans les collections  documentaires déjà conservées et aussi, idéalement, dans toutes celles maintenant à l'extérieur, dans Internet. Ce que les professionnels des bibliothèques doivent remixer, ce sont leurs pratiques, leurs métadonnées: remixer le système Dewey, la classification de la Bibliothèque du Congrès ou encore les vedettes-matières de l'Université Laval, compléter les notices abrégées, achever le dépouillement, enrichir d'une manière encyclopédique et rigoureuse leurs fichiers d'autorités. Le matériel des bibliothécaires devenus DJ, ce sont les notes et les tounes de la bibliothéconomie.

Internet et les moteurs de recherche nous ont montré comment les descriptions des contenus par Dewey et LOC étaient, somme toute, pauvres, inachevées. Ce sont des classifications rigoureuses, standardisées, oui, mais combien limitées et contraignantes! Fermées à la participation-contribution des usagers, conçues dans le cadre taxonomique des savoirs du XIXe siècle occidental (malgré les modifications mineures qu'on leur a apportées), ce sont ces cadres cognitifs que les bibliothécaires doivent brasser, bousculer, ouvrir, faire danser... 

Ce travail de description des productions humaines est (était?) au coeur de la contribution intellectuelle des bibliothèques. Oui, elles peuvent devenir de grands juke-box, des pistes de danses animées par de renversants DJ, mais les bibliothécaires, je les vois dans l'arrière-scène produisant des millions de nouvelles micro métadonnées pour que les DJ vedettes sur la scène publique puissent avoir accès en deux ou trois clics à toute la documentation humaine.

Des bibliothécaires en DJ, je veux bien. Mais DJ de méta-données, de classifications "sauvages", aberrantes, dépoussiérées, enrichies, concepteurs de rayonnages provocants. Les bibliothécaires vont permettre d'"augmenter" la connaissance de la réalité, s'ils augmentent la richesse de leur contribution intellectuelle à la consignation et l'archivage des réalisations humaines.

Mais les DJ ont besoin de piste de danse et de foules de danseurs. Pour les satisfaire, les bibliothèques doivent développer aussi des scénographies, des aménagements, des ressources et des outils technologiques pour rendre cela possible.

Et alors... on lit!

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